Les espionnes racontent

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Geneviève, Yola, Ludmila, Gabriele, Stella ont été espionnes. Ce ne sont pas vraiment leurs prénoms, mais leurs histoires, racontées par Chloé Aeberhardt, sont véridiques. Sur fond de guerre froide, elles ont œuvré pour leur pays, parfois contre lui. Elles ont embrassé une retraite bien méritée, après un passage par la case prison pour certaines. Elles se livrent volontiers ou se font un peu prier. Le parcours de chacune de ces huit femmes est aussi palpitant que la quête de la journaliste qui a bataillé pour les rencontrer, mais aussi pour obtenir qu’elles lui parlent.

Truffé de références bibliographiques et historiques solides, l’ouvrage se lit comme un roman. Il faut dire que les anecdotes ne manquent pas. Celles qui sont propres à Chloé Aeberhardt, d’abord. Quand elle fait le récit de ses déplacements aux États-Unis ou en Israël. Quand elle brosse le portrait de ses contacts – difficile de ne pas s’attacher à Edmond Béranger, le dandy des services de renseignements.  Quand elle s’agace des fins de non-recevoir ou des tours de passe-passe des as de la communication. Mais le plus croustillant reste la plongée dans le monde secret des espions, qui se déguisent à qui mieux-mieux, trahissent et filent comme ils respirent. Grattent un peu de papier aussi, parce que les femmes peinent malgré tout à s’imposer dans un microcosme masculin, tranquillement misogyne.

Ne nous emballons pas pour autant : c’est de la belle ouvrage, ce recueil de témoignages, mais pas de révolution historique en vue. Une belle synthèse, nourrie de références historiques solides, assurément. Une lecture féminine du renseignement, intelligente. Avant tout un divertissement, cependant – porté à l’écran par Arte dans une série de courts portraits.

Les espionnes racontent, Chloé Aeberhardt, 2017.

A la table des enquêteurs chinois

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Paru initialement sur FulguroPop le 16 octobre 2020, dans le cadre de la série d’articles intitulée « A la table des chimères »

« On n’est jamais trop exigeant avec sa nourriture » Confucius

(crédits photographiques : BDfugue, CBS Interactive Inc.)

A l’image de la minutie indispensable à la cérémonie du thé, l’attention que portent les héros chinois de romans policiers à leur nourriture est tout sauf négligeable. Le temps du repas est pour eux celui de la réflexion ou de la discussion, indispensables à la résolution d’une enquête, de la même manière que le temps de la méditation s’accompagne d’une tasse de thé brûlant. C’est plus particulièrement le cas de l’inspecteur Chen Cao qui est – à bien des égards  l’héritier du juge Ti Jen-tsié (ou Di Renjie), sachant que le premier œuvre dans le Shanghai contemporain et le second au VIIe siècle, pour le compte de la dynastie Tang.

La sagesse très relative du thé

(crédit photographique : AFP/Archives)

Quand le plus ancien se fait apporter par ses gens une théière brûlante au terme de ses audiences, le second fait halte en tout lieu de Shanghai à même de servir un thé, maison d’eau chaude (où il est possible de venir avec ses propres feuilles) comme restaurant de quartier, cantine comme bar à la mode. Mais l’inspecteur a des préférences, et se délecte volontiers d’un Puits du Dragon, cueilli dans la région de Hangzhou, alors que le thé du juge demeure générique, sans qu’on sache s’il est vert ou noir. Chen se laisse convertir au café qui conquiert, au gré des romans, le palais des Chinois, d’abord dans d’anonymes Starbucks et, de plus en plus, auprès de petits commerçants tirant parti du moindre mètre carré disponible pour préparer un café filtre de qualité variable. Cela s’explique sans doute par le fait que l’inspecteur ait suivi des études d’anglais, sans compter qu’il est aussi traducteur de romans policiers américains à ses heures perdues.

(crédits photographiques : Pika Graphic, Jean-Claude Trutt)

Il n’est guère de rencontre, de discussion ou d’interrogatoire qui ne se déroule devant une tasse de thé. Celle-ci est omniprésente sur la table du juge Ti, dans son tribunal autant que dans les auberges où il s’installe quand il est amené à voyager, petite phrase anodine en passant dans le récit et détail des illustrations réalisées par Robert Van Gulik, diplomate et sinologue, qui a fait du réel Ti Jen-tsié un personnage de roman. L’inspecteur Chen ne refuse jamais le thé qu’on lui propose, chez un dignitaire du Parti ou chez une vieille femme, témoin sans réelle importance, et il fixe volontiers ses rendez-vous devant un thé brûlant, dans des restaurants ordinaires, où ses interlocuteurs ont souvent leurs habitudes, aussi bien que dans des maisons de thé plus en vogue, comme le Parfum des Tang où les entorses aux traditions déplaisent à son collaborateur Vieux Chasseur, mais où les salons privés permettent de discrètes conversations. Il rencontre ainsi le juge Ti, qui, lui aussi, aime sa tranquillité, pour mieux converser à l’écart des oreilles indiscrètes.

(crédits photographiques : Mrs Pepys, Film Workshop/Huayi Brothers Media/Pixeltree Studio)

Si le thé délie les langues et facilite les confessions, crée une atmosphère de convivialité et apaise les esprits, il est, à plusieurs occasions, l’instrument du crime dans les enquêtes du juge Ti, du moins celles écrites par Robert Van Gulik, notamment la première, Meurtre à Canton, où Ti déjoue une tentative grossière d’assassinat : « Ainsi, c’était bien le thé. Je dois avouer que j’attendais quelque chose de plus original. », mais aussi celles de son successeur, Frédéric Lenormand, en particulier Thé vert et arsenic. Cette intrigue fait écho à la seule véritable occurrence du thé dans les adaptations cinématographiques des enquêtes du juge Ti Jen-tsié, devenu le détective Dee. Le Ti du roman est chargé de superviser la récolte de thé destinée à l’empereur, quand le Dee du film La Légende du Dragon des mers sauve les élites de la cour d’un thé empoisonné par une société secrète. Dans aucune des enquêtes de Chen Cao, en revanche, le thé n’est lié à un meurtre, même si l’art chinois de la litote et la capacité de la langue à rendre poétique le plus trivial parviennent à lier thé et violence. Chine, retiens ton souffle, dont l’intrigue se déroule à la fin des années deux mille dix, souligne que « l’invitation à prendre une tasse de thé était une nouvelle expression pour désigner une pratique courante de la Sécurité intérieure consistant à placer en détention et à interroger des gens en secret. »

L’étrange gastronomie de l’étranger

(crédits photographiques : Pika Graphic, ePagine/Hall du Livre/Points)

Ni le juge Ti ni l’inspecteur Chen ne boudent les plaisirs de la table, même si l’intérêt du premier pour la gastronomie chinoise reste plus modéré. Robert Van Gulik – et, à sa suite, Frédéric Lenormand – comme Qiu Xiaolong (Chinois, mais exilé aux États-Unis depuis la fin des années quatre-vingt) écrivent d’abord pour un public qui n’est pas chinois, et ils choisissent de mettre l’accent sur ce qui peut sembler exotique au lecteur, faisant ainsi son éducation dans un domaine somme toute méconnu. Quand le premier insiste plutôt sur des particularités culturelles, en s’attardant notamment sur le fonctionnement du boulier chinois ou sur les règles de la boxe chinoise, le second a fait des digressions culinaires un trait caractéristique de ses romans. Il reste néanmoins que Les nouvelles enquêtes du juge Ti, écrites par Frédéric Lenormand, font davantage la part belle au bien-manger, allant jusqu’à imaginer une intrigue dans les cuisines de la Cité interdite avec Mort d’un cuisinier chinois. Alors que Chen passe de longs moments à table ou à discuter de la meilleure manière d’accommoder les crabes, Ti utilise la farine de la Cuisine n°4 pour révéler un indice, sur le modèle de la poudre employée pour relever les empreintes. Quand on découvre avec le juge les coulisses des cuisines impériales, avec l’inspecteur, on déguste mille et une spécialités chinoises, bien éloignées de l’idée qu’un Occidental peut se faire de la gastronomie de l’Empire du Milieu. La cuisine est un ressort de l’intrigue pour l’un quand elle est une passion pour l’autre.

(crédits photographiques : Shaftesbury PLC, 123RF Ltd./Verayarochkina)

Dans chacun des onze romans qui racontent ses enquêtes, il n’est pas un chapitre sans que Chen Cao ne mange, dans une gargote de quartier, sous l’auvent d’un vendeur ambulant, à la table de son collègue Yu – dont l’épouse cuisine divinement –, sur un coin de bureau ou dans un restaurant huppé de la capitale. Il picore des zongzi livrés chez lui en étudiant un dossier et se régale de tofu séché et d’« une petite tête de carpe fumée avec une grande bière » en interrogeant un ancien Garde rouge, aussi bien qu’il peut partager de délicieuses brioches emplies de soupe en galante compagnie, ou s’attabler avec un suspect pour un dîner relevé.

(crédits photographiques : Zappet, Quentin Gaudillière)

Il arrive qu’au détour de ces dégustations, le lecteur fasse des découvertes véritablement surprenantes. L’inspecteur Chen s’attable, dans De soie et de sang, devant des plats dits cruels, tandis que le juge Ti se familiarise avec les « plats cultivés » lorsqu’il explore, pour mettre la main sur un empoisonneur, les Huit Grandes Cuisines de Chine, correspondant chacune à une grande région de l’empire. Chen renonce à goûter la cervelle de singe vivant – et demande même que l’animal soit libéré – mais fait servir à un suspect le fiel d’un serpent tout juste assommé et éventré, et partage avec le même homme une soupe de tortue où l’animal est placé vivant dans une eau dont la température augmente progressivement pour qu’« en se débattant, la tortue absorbe l’essence de la soupe, et sa chair, une fois cuite, aura une saveur extraordinaire. » Si Ti n’est confronté, dans sa visite des cuisines impériales, qu’à un spécialiste de la préparation des « animaux répugnants ou nuisibles : scorpions frits, brochettes de mille-pattes, confits d’araignées… », il partage avec Chen l’expérience d’une cuisine médicinale, largement empreinte de spiritualisme. L’inspecteur se voit offrir un séjour de remise en forme dans un hôtel où lui sont servis des mets destinés à rétablir un équilibre entre le yin et le yang, comme le nid d’hirondelle, quand le juge Ti fait arrêter un cuisinier taoïste qui, trouvant les menus impériaux trop fondés sur le yang, décide de les orienter vers le yin, en y ajoutant de subtiles touches de poison.

(crédit photographique : Columbia Pictures Industries Inc./Village Roadshaw Films Global Inc.)

A suivre ces deux enquêteurs chinois, que quatorze siècles séparent, il devient évident que la gastronomie chinoise est bien plus riche qu’elle ne le semble au premier abord à un Occidental, pétri de clichés nourris parfois de gags redondants, comme celui, dans le SOS fantômes de 2016, de la soupe won-ton de Melissa McCarthy, livrée de manière très aléatoire, et ne contenant, avec une constance étonnante, qu’un ravioli solitaire.

Brillant comme une larme

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La vie de Raymond Radiguet n’a pas été très longue, mais elle fut vécue avec une intensité à nulle autre pareille. A 14 ans, alors que la Grande Guerre fauche ses aînés, il séduit Alice. Elle a dix ans de plus et est fiancée à un poilu, mais cela le stimule plus que ne l’effraie. L’adolescent mène la vie d’un homme mûr. Il s’affuble de vêtements trop grands, d’un chapeau et d’une canne. Il devient « Monsieur Bébé », qui se démène pour se faire un nom dans la presse, écrit pour divers journaux et revues, apprend à se faire connaître. Il séduit, les hommes qui deviennent ses mentors mais pas ses amants, et les femmes, qu’il met plus volontiers dans son lit. Il apprend l’amour en même temps que la littérature. Et, sous la houlette de Jean Cocteau, le succès est au-rendez-vous.

Cette biographie romancée est une belle surprise, une pépite découverte un peu par hasard (merci les blogs !). Radiguet, même pour ceux qui n’ont pas (encore) lu son Diable au corps, ne peut laisser indifférent. Cet adolescent, qui ne fut en fin de compte qu’une promesse de l’homme qu’il aurait pu devenir, a accompli bien plus que d’autres en davantage d’années. Il est un personnage passionnant, paradoxal à souhait. L’auteure s’efforce de bien maîtriser son sujet, et insiste – parfois un peu maladroitement – sur le nombre de personnes influentes que le jeune Raymond a su séduire, ou bien agacer. Il sait se faire des amis comme des ennemis en osant imposer son ambition, et un roman qui défie la morale bien-pensante. Cocteau, Max Jacob, Gabrielle Chanel, Picasso, Breton ont croisé son chemin, l’ont admiré, apprécié ou jalousé.

L’exercice était périlleux, mais Jessica L. Nelson tire son épingle du jeu. Hormis quelques passages un tantinet didactiques, elle parvient à rendre compte de l’atmosphère des années folles, où la créativité artistique se libère autant que les mœurs. Radiguet lui-même, tout héros qu’il est, n’est pas épargné. Ses excès, ses errances sont aussi bien soulignés que son talent ou sa générosité.

C’est de la belle ouvrage, dévorée en une grosse journée, annotée et susceptible de séduire aussi bien les béotiens que les amateurs de Radiguet.

Brillant comme une larme, Jessica L. Nelson, 2020.

 

« La fougue adolescente se conjugue à un élan qui, chez lui, vient du plus profond : cette conviction immuable qu’il doit vivre tout, et vite. Certains êtres développent un mal-être mystérieux qu’on appelle acouphènes. Raymond, lui, est né avec le tic-tac entêtant d’une pendule au fond des entrailles qui le rapproche, sans qu’il puisse l’arrêter, d’un abîme qui ressemble à la mort. »

« Il est atrocement habillé mais ne porte pas si mal ses guenilles – par quelle alchimie étrange peut-on avoir de l’allure sans style ? »

 

 

Avenue des géants

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Son premier meurtre passe inaperçu. On n’a pas idée, aussi, de choisir le jour où le Président Kennedy est assassiné. Pourtant, Al Brenner est un adolescent intelligent : on lui a dit qu’il avait un QI supérieur à celui d’Einstein. Cela ne lui épargne pas un séjour dans un institut psychiatrique, dont il ressort libre, et rapidement blanchi. Il rêve d’avenir, de construire une carrière. Mais c’était sans compter sur un accident de moto, qui le renvoie dans les jupes de sa mère, et à ses activités peu recommandables.

Écrire le récit  à la première personne est un choix surprenant, mais pertinent. Il rend le personnage d’Al Brenner plus touchant, presque sympathique par moment, au point qu’on est parfois à deux doigts de le plaindre. C’est d’autant plus étonnant que l’histoire racontée par Marc Dugain s’inspire très largement de celle d’Edmund Kemper, un véritable tueur en série américain. Le dilemme constant qui déchire le personnage principal, son manque d’empathie souvent, son franc parler, et sa candeur à certaines occasions le rendent humain. Il est impossible d’oublier les crimes commis. Cependant le point de vue proposé au lecteur oblige à éviter de juger, à chercher à comprendre l’impensable.

Un thriller, qui tient ses promesses.

Avenue des géants, Marc Dugain, 2012.

De regrettables incidents

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C’est avec une session précédente du mois belge que j’ai découvert Armel Job. J’avais alors été séduite, à la fois par le ton et le propos. Cette année, j’ai pioché un peu au hasard dans les titres disponibles en version numérique, et cela m’a permis de faire une lecture commune avec notre cheffe d’orchestre, Anne.

La famille Touzenbach a atterri à Brul, petite commune belge non loin de la frontière allemande, sans beaucoup de conviction. Ils ont quitté le Kazakhstan dans l’espoir de trouver une vie meilleure, et de meilleurs soins pour Vika, qui souffre du cœur. A défaut, c’est sa sœur, Olga, qui tape dans l’œil du tout nouveau metteur en scène de la troupe de théâtre amateur, Werner. Un peu à contrecœur, Olga accepte la proposition : il paraît que son engagement dans la vie associative pourrait accélérer les démarches administratives. Mais là n’est pas la seule révolution que propose Werner dans le petit monde théâtral. Non seulement il choisit de monter une pièce d’Ibsen à la place des habituelles œuvres grand public, mais, en poussant l’ancien directeur de la troupe vers la sortie, il réveille des souvenirs pénibles et déclenche une succession de regrettables incidents.

« La vie est un théâtre ». Ainsi s’ouvre le roman. Et finalement, il pourrait aussi se clore avec cette phrase. Chacun joue le rôle qu’il s’est choisi ou qu’on lui a attribué. Et quand on s’en écarte un tantinet, les équilibres sont rompus, les conséquences plus importantes qu’on aurait pu l’imaginer. Le mieux est l’ennemi du bien.

Les apparences, les jeux de dupes, et la candeur de ceux qui y croient, tiennent une place essentielle dans ce roman. Armel Job pose un regard juste sur certains défauts des sociétés contemporaines, sur le poids qu’on donne à l’opinion des autres. Mais les accents policiers que prend le roman dans son dernier tiers sont beaucoup moins convaincants. Tout devient alors très alambiqué, parfois inutilement.

En dépit de ses qualités, ce roman n’est pas le meilleur que j’ai lu de l’auteur. La mise en place de l’intrigue, l’exposition comme on dit au théâtre, est d’une longueur à décourager un lecteur bien accroché (merci, Anne, de m’avoir re !donné l’élan nécessaire pour poursuivre). Et puis, quand la situation se décante, tout se bouscule. Au point que les rebondissements s’enchaînent, à la fin du roman, avec un peu trop de précipitation. La vraisemblance en est affaiblie. Le dénouement m’a semblé prévisible, malgré les fausses pistes proposées par l’auteur. Il faudra donc donner une nouvelle chance à cet auteur fétiche du mois belge, avec un autre de ses romans, choisi parmi ceux qu’auront plébiscités les lecteurs du jour.

De regrettables incidents, Armel Job, 2015.

Les routes de la vodka

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Une petite entorse au mois belge, aujourd’hui, pour prendre le temps de faire un billet rapide sur une lecture assez originale. Loin de vouer une passion sans borne à la vodka, c’est davantage l’URSS, ou son héritage, qui m’a conduite vers ce récit.

Journaliste et photographe, habitué des reportages, Nicolas Legendre se lance dans un voyage peu ordinaire : explorer les terres de l’ex-URSS, avec comme fil conducteur la vodka, « un sérum ». Pendant quatre mois, il arpente donc la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et, enfin, la Russie. Son objectif est de se faire inviter à lever le coude, de faire évoquer à ses hôtes leur rapport à la boisson, leur vie quotidienne. Quelques rappels historiques, aussi, notamment sur le lien entre politique et vodka.

Le texte, dans un style spontané et enlevé, fait office de récit de voyage et d’analyse sociologique. Les hommes comme les paysages y sont décrits, avec finesse et humour. Les rencontres heureuses, et de moins sympathiques aussi. Quelques beuveries, et des échanges plus profonds. On apprend ainsi que les médecins soviétiques ont proposé comme remède aux liquidateurs de Tchernobyl une consommation régulière de vodka. Le « nectar fédérateur » crée des amitiés d’un soir, vite oubliées dès que les effets de l’alcool se sont estompés, remplacés par des maux de tête carabinés. Il délie les langues, et fait ressurgir les souvenirs de l’époque soviétique, révèle une lecture géopolitique un tantinet différente de celle des Occidentaux. A chaque page, une anecdote, une découverte.

Lecture divertissante et passionnante, ce récit offre une vision très nuancée de territoires méconnus. On en ressort avec des connaissances supplémentaires (l’aversion de Gorbatchev pour la vodka, par exemple) et, surtout, des préjugés en moins. A lire sans modération.

Les routes de la vodka. A la rencontre de l’ex-URSS., Nicolas Legendre, 2019.

Du côté d’Ostende

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Un petit tour à Ostende, ai-je pensé, en choisissant ce titre de Jacqueline Harpman, les yeux fermés, confiante que je suis dans cette auteure. Un tour sur la jetée, dans le vent de la mer du Nord. Que nenni !

L’action du roman se déroule  bien à Ostende, mais dans un quasi huis-clos. Émilienne vient de mourir. Elle laisse ses cahiers à « ce très cher Henri Chaumont, le célibataire précieux aux maîtresses de maison qui souhaitaient une table bien équilibrée« , l’ami de toujours donc, qui ne fait jamais défaut. Replié dans son bureau, il redécouvre les souvenirs d’hier et d’avant-hier par les yeux d’Émilienne. Ceux de leur vie d’avant. Ceux de la jeunesse, quand Henri a fait la connaissance du petit monde qui gravitait autour de Léopold. L’amant d’Émilienne, l’époux de Blandine, et l’homme qu’Henri a aimé toute sa vie.

Car le héros du roman est Henri. Un avocat, un bourgeois habitué des belles tables et de la bonne société. Un homme rompu aux bonnes manières, qui sait se tenir en toutes circonstances. Il a joué son rôle dans cet étrange ménage à trois, où il tenait compagnie aux dames quand Léopold n’y était pas. Et, puisqu’il demeure seul désormais, il fait le point à son tour. Il s’étonne de la dureté d’Émilienne, de son cynisme et son manque de recul parfois. Il se souvient des bons moments, partagés avec les amis. Il fait le bilan d’une vie de dissimulation et de faux-semblants. Le poids des convenances lui a interdit d’être lui même en société. Il a eu des passions, et même une garçonnière. Mais il n’a jamais assumé, avec ses proches, son goût les personnes de son sexe. Et cela a coûté la vie d’un jeune homme, auquel il avait si bien dissimulé ses sentiments.

Comme toujours chez Jacqueline Harpman, le style est ciselé, avec des tournures qui ne sont pas sans rappeler certains textes du XIXe. Tout est sobriété, retenue. Et cela convient à merveille au récit d’Henri, dont la vie a été tout entière dévolue à la bienséance. Le carcan social pèse à chaque phrase. On se marie pour respecter les attentes, pour transmettre du bien ou sauver l’honneur. On fait semblant, on détourne le regard et on dissimule dans l’ombre ce qui ne saurait être montré. La vie de ces bourgeois est un jeu de dupes. Chacun tient son rôle, mais personne n’en est satisfait. Et au seuil de sa vie, Henri prend conscience qu’il n’a pas vraiment vécu. Qu’il a laissé les règles s’imposer à lui, et laisser un arrière-goût amer à son existence.

Avec Jacqueline Harpman, on ne se laisse pas submerger. Subsiste toujours quelque part une lueur d’espoir. Ici, c’est la jeunesse qui vient rendre son sourire à Henri, quand il découvre le dernier tour que lui a joué Émilienne avant de rendre l’âme.

C’est un roman mélancolique, comme souvent chez l’auteure. Un roman tout en délicatesse, qui bouscule un peu le lecteur et célèbre la tolérance autant que la sincérité.

Du côté d’Ostende, Jacqueline Harpman, 1991.

La cravate de Simenon

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Il a grandi avec elle, cette cravate exposée, bien en vue, dans le salon du pavillon familial. Son père, comptable, l’aurait dérobée dans sa jeunesse. Et depuis, elle fait office de talisman. Parce que cette cravate a appartenu à Georges Simenon en personne, du temps où il était journaliste. Baudouin admire son père, un brin fantasque, toujours de bonne humeur. Alors la cravate, il l’a faite sienne. Il l’emprunte pour réussir ses exposés et ses examens. Et puis, comme il aspire à devenir écrivain, se placer sous la protection de Simenon, c’est déjà un bon début.

Un mois belge sans évoquer Simenon n’est pas un mois belge. Pour varier un peu les plaisirs, je suis allée piocher dans la littérature qui fait du père de Maigret un personnage de roman. Et ce fut une bonne pioche.

Partant d’un objet en apparence anodin, Nicolas Ancion brosse un double portrait. Celui d’une famille ordinaire au premier abord, où le fils révère son père et méconnaît sa mère. Et celui d’une époque aussi, les années 1970. L’arrivée de la télévision, les automobiles, des objets improbables aux couleurs criardes, le rapport au travail. A la fois les rêves et les désillusions des Trente Glorieuses, en somme. Les relations entre parents et enfants, au sein du couple également, sont décrits avec beaucoup de délicatesse, de pudeur, sans néanmoins voiler les émotions.

Scandé en cinq parties, qui s’articulent autour de la figure paternelle, ce court roman se lit d’une traite. L’histoire n’est pas très heureuse, mais des scories humoristiques ponctuent très régulièrement le récit. C’est bien écrit, dans un style enlevé, celui auquel Nicolas Ancion a habitué ses lecteurs. Et, en refermant le livre, c’est la légèreté du ton qui demeure en bouche. A mettre entre toutes les mains, donc, à tous les âges.

La cravate de Simenon, Nicolas Ancion, 2012.

« Je venais de découvrir le bonheur de mentir. Je voulais devenir écrivain. »

A propos de la guerre froide : « D’un côté il y avait les méchants ; de l’autre, les gentils. Chaque chose était à sa place, l’univers était stable, et l’avenir s’annonçait radieux. »

Et pour d’autres idées de lectures belges, c’est chez Anne.

Un peu d’humour belge

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Le mois d’avril est belge, depuis plusieurs années déjà, grâce à Anne.  Cette année, pour ouvrir les festivités, elle nous a proposé de parler d’humour. Un 1er avril, cela s’entend.

De tous les personnages belges, celui qui me fait rire en toute situation, qui résiste à toutes les relectures, c’est Gaston. Le drôle de gars en espadrilles, roi des gaffeurs.

Dans ma bibliothèque, toute la collection des albums. Impossible d’en choisir un en particulier. On rit avec Fantasio comme avec Prunelle. Avec les gags courts du début, comme avec ceux plus élaborés, qui se répondent entre eux, par la suite. C’est drôle. Un point, c’est tout.

Un gag de fin, pour ceux qui – les malheureux – ne connaîtraient pas. En deux cases, tout est dit.

 

La dictatrice – en bref

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De temps à autres, je me plais à écrire un billet très synthétique pour Instagram, par envie de varier les supports et, il faut bien le dire, par facilité aussi. En voici un, pour ceux qui ne fréquentent pas Instagram…

C’est un roman qu’on a beaucoup vu au moment de sa sortie. Des commentaires élogieux, qui donnent envie de foncer illico chez son libraire favori.
On s’installe dans un fauteuil, une tasse de thé à portée de main, et zou !

En 2023, Aurore Henri est à Munich. Elle assiste à l’assassinat de l’Europe par ses dirigeants et, la colère aidant, elle se laisse aller à un geste qui la conduit en prison, fait basculer sa vie. Aurore devient la figure de la révolte, puis celle de l’espoir en un monde meilleur.
Mais c’est oublier que, souvent, le meilleur est l’ennemi du bien.

Aurore est la dictatrice, celle qu’on guide vers le pouvoir parce qu’elle est une figure qui plaît au peuple. Elle est celle qui échappe à ceux qui l’ont faite, qui s’impose, et qui perd peu à peu pied avec la réalité.

C’est un roman réussi, nourri de références historiques (le parallèle avec le nazisme est – trop ? – net) et vitaminé au féminisme. Le tableau de l’Europe ravagée par une crise inimaginable, les portraits des arrivistes de tout poil en ces temps difficiles, et surtout le personnage d’Aurore qu’on admire, et qu’on se prend peu à peu à aimer détester quand elle franchit les bornes, font de cette fiction une échappée dans un monde qu’on espère ne jamais voir.

Une lecture en apnée, idéale pour ces jours où on a un peu plus de temps, coupés que nous sommes des futilités du quotidien ordinaire.

La dictatrice, Diane Ducret, 2020.