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à table, Chen Cao, Chine, Di Renjie, Qiu Xiaolong, Thé, Ti Jen-tsié
Paru initialement sur FulguroPop le 16 octobre 2020, dans le cadre de la série d’articles intitulée « A la table des chimères »
« On n’est jamais trop exigeant avec sa nourriture » Confucius
A l’image de la minutie indispensable à la cérémonie du thé, l’attention que portent les héros chinois de romans policiers à leur nourriture est tout sauf négligeable. Le temps du repas est pour eux celui de la réflexion ou de la discussion, indispensables à la résolution d’une enquête, de la même manière que le temps de la méditation s’accompagne d’une tasse de thé brûlant. C’est plus particulièrement le cas de l’inspecteur Chen Cao qui est – à bien des égards l’héritier du juge Ti Jen-tsié (ou Di Renjie), sachant que le premier œuvre dans le Shanghai contemporain et le second au VIIe siècle, pour le compte de la dynastie Tang.
La sagesse très relative du thé
Quand le plus ancien se fait apporter par ses gens une théière brûlante au terme de ses audiences, le second fait halte en tout lieu de Shanghai à même de servir un thé, maison d’eau chaude (où il est possible de venir avec ses propres feuilles) comme restaurant de quartier, cantine comme bar à la mode. Mais l’inspecteur a des préférences, et se délecte volontiers d’un Puits du Dragon, cueilli dans la région de Hangzhou, alors que le thé du juge demeure générique, sans qu’on sache s’il est vert ou noir. Chen se laisse convertir au café qui conquiert, au gré des romans, le palais des Chinois, d’abord dans d’anonymes Starbucks et, de plus en plus, auprès de petits commerçants tirant parti du moindre mètre carré disponible pour préparer un café filtre de qualité variable. Cela s’explique sans doute par le fait que l’inspecteur ait suivi des études d’anglais, sans compter qu’il est aussi traducteur de romans policiers américains à ses heures perdues.
Il n’est guère de rencontre, de discussion ou d’interrogatoire qui ne se déroule devant une tasse de thé. Celle-ci est omniprésente sur la table du juge Ti, dans son tribunal autant que dans les auberges où il s’installe quand il est amené à voyager, petite phrase anodine en passant dans le récit et détail des illustrations réalisées par Robert Van Gulik, diplomate et sinologue, qui a fait du réel Ti Jen-tsié un personnage de roman. L’inspecteur Chen ne refuse jamais le thé qu’on lui propose, chez un dignitaire du Parti ou chez une vieille femme, témoin sans réelle importance, et il fixe volontiers ses rendez-vous devant un thé brûlant, dans des restaurants ordinaires, où ses interlocuteurs ont souvent leurs habitudes, aussi bien que dans des maisons de thé plus en vogue, comme le Parfum des Tang où les entorses aux traditions déplaisent à son collaborateur Vieux Chasseur, mais où les salons privés permettent de discrètes conversations. Il rencontre ainsi le juge Ti, qui, lui aussi, aime sa tranquillité, pour mieux converser à l’écart des oreilles indiscrètes.
Si le thé délie les langues et facilite les confessions, crée une atmosphère de convivialité et apaise les esprits, il est, à plusieurs occasions, l’instrument du crime dans les enquêtes du juge Ti, du moins celles écrites par Robert Van Gulik, notamment la première, Meurtre à Canton, où Ti déjoue une tentative grossière d’assassinat : « Ainsi, c’était bien le thé. Je dois avouer que j’attendais quelque chose de plus original. », mais aussi celles de son successeur, Frédéric Lenormand, en particulier Thé vert et arsenic. Cette intrigue fait écho à la seule véritable occurrence du thé dans les adaptations cinématographiques des enquêtes du juge Ti Jen-tsié, devenu le détective Dee. Le Ti du roman est chargé de superviser la récolte de thé destinée à l’empereur, quand le Dee du film La Légende du Dragon des mers sauve les élites de la cour d’un thé empoisonné par une société secrète. Dans aucune des enquêtes de Chen Cao, en revanche, le thé n’est lié à un meurtre, même si l’art chinois de la litote et la capacité de la langue à rendre poétique le plus trivial parviennent à lier thé et violence. Chine, retiens ton souffle, dont l’intrigue se déroule à la fin des années deux mille dix, souligne que « l’invitation à prendre une tasse de thé était une nouvelle expression pour désigner une pratique courante de la Sécurité intérieure consistant à placer en détention et à interroger des gens en secret. »
L’étrange gastronomie de l’étranger
Ni le juge Ti ni l’inspecteur Chen ne boudent les plaisirs de la table, même si l’intérêt du premier pour la gastronomie chinoise reste plus modéré. Robert Van Gulik – et, à sa suite, Frédéric Lenormand – comme Qiu Xiaolong (Chinois, mais exilé aux États-Unis depuis la fin des années quatre-vingt) écrivent d’abord pour un public qui n’est pas chinois, et ils choisissent de mettre l’accent sur ce qui peut sembler exotique au lecteur, faisant ainsi son éducation dans un domaine somme toute méconnu. Quand le premier insiste plutôt sur des particularités culturelles, en s’attardant notamment sur le fonctionnement du boulier chinois ou sur les règles de la boxe chinoise, le second a fait des digressions culinaires un trait caractéristique de ses romans. Il reste néanmoins que Les nouvelles enquêtes du juge Ti, écrites par Frédéric Lenormand, font davantage la part belle au bien-manger, allant jusqu’à imaginer une intrigue dans les cuisines de la Cité interdite avec Mort d’un cuisinier chinois. Alors que Chen passe de longs moments à table ou à discuter de la meilleure manière d’accommoder les crabes, Ti utilise la farine de la Cuisine n°4 pour révéler un indice, sur le modèle de la poudre employée pour relever les empreintes. Quand on découvre avec le juge les coulisses des cuisines impériales, avec l’inspecteur, on déguste mille et une spécialités chinoises, bien éloignées de l’idée qu’un Occidental peut se faire de la gastronomie de l’Empire du Milieu. La cuisine est un ressort de l’intrigue pour l’un quand elle est une passion pour l’autre.
Dans chacun des onze romans qui racontent ses enquêtes, il n’est pas un chapitre sans que Chen Cao ne mange, dans une gargote de quartier, sous l’auvent d’un vendeur ambulant, à la table de son collègue Yu – dont l’épouse cuisine divinement –, sur un coin de bureau ou dans un restaurant huppé de la capitale. Il picore des zongzi livrés chez lui en étudiant un dossier et se régale de tofu séché et d’« une petite tête de carpe fumée avec une grande bière » en interrogeant un ancien Garde rouge, aussi bien qu’il peut partager de délicieuses brioches emplies de soupe en galante compagnie, ou s’attabler avec un suspect pour un dîner relevé.
Il arrive qu’au détour de ces dégustations, le lecteur fasse des découvertes véritablement surprenantes. L’inspecteur Chen s’attable, dans De soie et de sang, devant des plats dits cruels, tandis que le juge Ti se familiarise avec les « plats cultivés » lorsqu’il explore, pour mettre la main sur un empoisonneur, les Huit Grandes Cuisines de Chine, correspondant chacune à une grande région de l’empire. Chen renonce à goûter la cervelle de singe vivant – et demande même que l’animal soit libéré – mais fait servir à un suspect le fiel d’un serpent tout juste assommé et éventré, et partage avec le même homme une soupe de tortue où l’animal est placé vivant dans une eau dont la température augmente progressivement pour qu’« en se débattant, la tortue absorbe l’essence de la soupe, et sa chair, une fois cuite, aura une saveur extraordinaire. » Si Ti n’est confronté, dans sa visite des cuisines impériales, qu’à un spécialiste de la préparation des « animaux répugnants ou nuisibles : scorpions frits, brochettes de mille-pattes, confits d’araignées… », il partage avec Chen l’expérience d’une cuisine médicinale, largement empreinte de spiritualisme. L’inspecteur se voit offrir un séjour de remise en forme dans un hôtel où lui sont servis des mets destinés à rétablir un équilibre entre le yin et le yang, comme le nid d’hirondelle, quand le juge Ti fait arrêter un cuisinier taoïste qui, trouvant les menus impériaux trop fondés sur le yang, décide de les orienter vers le yin, en y ajoutant de subtiles touches de poison.
A suivre ces deux enquêteurs chinois, que quatorze siècles séparent, il devient évident que la gastronomie chinoise est bien plus riche qu’elle ne le semble au premier abord à un Occidental, pétri de clichés nourris parfois de gags redondants, comme celui, dans le SOS fantômes de 2016, de la soupe won-ton de Melissa McCarthy, livrée de manière très aléatoire, et ne contenant, avec une constance étonnante, qu’un ravioli solitaire.